Je suis arrivé à Montréal à temps pour célébrer le 350e anniversaire de la ville. Je rêvais d’y vivre depuis des années. Mais il n’avait pas été facile de concrétiser mon rêve. J’avais entrepris des démarches pour travailler à La Presse quelques années plus tôt, mais la récession avait stoppé toute embauche. Finalement, à l’automne 1991, on m’a offert un poste de surnuméraire pour trois mois. Je suis venu en courant.
Un mois plus tard, avant d’entrer au travail, je suis allé marcher rue de la Commune. J’ai été frappé par le charme du Vieux-Port et par la beauté du Saint-Laurent en direction du pont Jacques-Cartier, celui-là même qu’on a illuminé mercredi soir. Je me souviens très bien de m’être dit : je me plais ici, c’est vraiment dans cette ville que je veux vivre désormais. À mon arrivée au bureau, le directeur de l’information m’a fait venir : heureux de mon travail, il m’a promis un poste permanent. Quelques mois plus tard, nous avons acheté une maison sur le Plateau et Lise est venue me rejoindre.
Commença alors une lune de miel qui a duré cinq ans. Ma compagne et moi n’arrêtions pas de dire à quel point nous étions heureux de vivre dans la grande métropole après 25 ans passés dans la capitale. À l’époque, il me semblait que j’aimais tout de cette ville : sa vie culturelle, ses 60 salles de cinéma ouvertes en matinée, ses nombreux festivals, son métro où l’on croisait des visages venus de tous les coins du monde, son français parlé avec des dizaines d’accents, qui se mêlait à l’anglais, à l’arabe, à l’espagnol ou au chinois, ses restaurants et ses cafés, son mont Royal si joli, son superbe Jardin botanique, son grand parc des Îles, ses quartiers si différents les uns des autres. J’aimais même son architecture, c’est tout dire.
Jusque ce que, en 1997, je passe un mois en Italie à visiter Sienne, Florence, Pise et Rome, sans compter Lucca, Montalcino, Volterra et San Gimignano. J’ai déjà raconté comment revenir à Montréal après avoir passé un mois dans quelques-unes des plus belles villes du monde avait été un choc. Soudain, la laideur de ma ville me sautait aux yeux. Certes, nous avions toujours une très jolie maison. Mais elle était entourée de demeures plus ou moins laissées à l’abandon. Certes, il y avait çà et là de beaux immeubles. Mais pour un bel édifice, combien de bâtiments sans style, voire franchement laids ? Il m’a fallu des mois pour m’en remettre.
L’engouement pour l’Italie a duré une dizaine d’années. Puis ce furent les années françaises, dominées par Paris et Nice. Ensuite, à ma retraite, nous nous sommes lancés sur les routes de l’Amérique du Nord en caravaning. Au début, j’aimais tellement cette vie que j’ai envisagé de vendre l’appartement et de vivre à plein temps sur les routes. Mais au bout de deux ans, ma bipolarité nature-civilisation a commencé à s’inverser. La vie urbaine me manquait de plus en plus. C’est ainsi que nous sommes revenus chez nous. À 71 ans, il me paraissait important de rechoisir Montréal et d’y planter mes racines.
Bien sûr, nous continuons à voyager. Il arrive que Paris me manque, ou Nice, ou Rieti. Mais ma ville maintenant, c’est Montréal. Ou peut-être devrais-je dire mon pays, car je ne me sens guère ni Québécois ni Canadien.
Pourtant, l’architecture est toujours aussi banale. Le nombre de bâtisses laides n’a pas diminué, bien au contraire. Les graffitis sont en train d’enlaidir tous les quartiers. Les trottoirs sont sales. Nos policiers banlieusards, en pantalon de clowns, gueulent et sifflent aux carrefours du centre-ville. Le nombre de cônes jaunes pourrait entrer dans le Livre Guinness des records. Nos cols bleus comblent les nids-de-poule à coups de pelle (trois jours après, tout est à refaire). Et pourtant, je l’aime ce laideron un peu malpropre et mal géré.
Pourquoi ? Parce Montréal a un secret. Et ce secret, comme l’a si bien expliqué François Cardinal dans sa Lettre d’amour aux Montréalais, publiée mercredi dans La Presse, ce sont ses habitants. « Il n’y a qu’à se demander, écrivait-il, ce qui distingue la ville des autres villes nord-américaines. La qualité de vie, le dynamisme des quartiers, l’effervescence de certaines rues commerciales, la fougue des institutions culturelles, le sentiment de sécurité… autant d’atouts qui émanent des habitants eux-mêmes. »
Vingt-cinq ans après mon arrivée, je participerai donc avec plaisir et fierté aux festivités du 375e.
Prochaine étape : le 400e. Si je compte bien (autant le faire tout de suite avant que la mémoire me joue des tours), j’aurais alors 97 ans. Ça me ferait 50 ans dans la métropole. Ce serait merveilleux, non !