Camille et Berthe (2)
Ma mère, comme beaucoup de Baril, était une femme anxieuse, angoissée même. Pendant les années où elle a eu ses enfants, elle était même sujette à des crises de panique. Dans ces moments d’inquiétude, m’a-t-elle raconté, mon père lui prenait la main et lui disait : « Je suis là. Tout va bien aller ! »
Mon père avait pourtant eu une enfance difficile. Il n’avait que deux ans quand sa mère était morte. Son père s’était remarié avec une femme qui s’était amenée avec ses cinq filles. Puis, du nouveau mariage étaient nés deux autres garçons. Ne restait pas beaucoup de place pour ce fils du premier lit, comme on disait alors.
Apparemment, la belle-mère n’a jamais bien traité Camille, qui de son côté ne l’a jamais aimé. Il ne prenait d’ailleurs pas la peine de s’en cacher. Cela explique sans doute pourquoi je n’ai jamais eu d’affection pour cette grand-mère.
Cela dit, avant même que le concept de la résilience ne vienne à la mode, il avait fait preuve d’une grande faculté d’adaptation et d’une grande solidité. J’aime à penser que cela lui vient de son père. À dix ans, Albert avait suivi sa famille aux États-Unis. Quand les siens sont revenus au pays, il ne les a pas suivis, préférant s’installer à Lowell, la ville de Jack Kirouac, pour gagner sa vie. Il avait 27 ans quand il a fini par rentrer au Québec. Installé à Trois-Rivières en 1913, il a fondé l’entreprise de portes et fenêtres qui l’a rendu riche et dont mon père a hérité en partage, à sa mort en 1944. Grâce à Albert Roux Portes et Châssis, nous n’avons jamais manqué de rien.
Je n’ai pas connu mon grand-père paternel, mort quelques mois avant ma naissance. Mais d’après ce que je sais de lui, il était de la race des audacieux, des fonceurs. Je ne crois pas que mon propre père partageait son audace. Toute sa vie, Camille est resté à Trois-Rivières. Loin de sa ville natale, il perdait sa belle assurance. Mais de son père, il avait gardé assurément la force de caractère.
Mon grand-père Baril a lui aussi vécu aux États-Unis, une dizaine d’années dans son cas. Comme mon autre grand-père, tout illettré qu’il ait été, il y avait appris l’anglais, langue dont il se souvenait fort bien quand la télévision est apparue au Québec dans les années cinquante. C’est lui qui nous traduisait, plutôt bien selon mon souvenir, les répliques du Jackie Gleason Show.
Mais il n’était pas pour autant un explorateur. Pour un homme de son époque, il était étonnamment émotif. Le Premier de l’an, quand ses neuf enfants venaient lui demander sa bénédiction à tour de rôle, il versait quelques larmes et chacun des rejetons se mettait à pleurer.
Était-il angoissé ? Je ne le crois pas. Inquiet ? Peut-être, mais il n’en laissait rien paraître. Je ne serais pas surpris que l’anxiété familiale soit plutôt venue de ma grand-mère, une femme discrète qui prenait peu de place. Chez les enfants, en tout cas, l’anxiété, voire l’angoisse, était répandue. La sœur aînée de ma mère souffrait d’agoraphobie. On n’employait pas ce mot à l’époque, mais on savait que notre tante ne sortait pas seule. Ma mère, par exemple, l’accompagnait chez le dentiste ou chez le médecin. Autre exemple de la merveilleuse solidarité de l’époque : dans les dernières années de sa vie, quand elle vivait seule et avait trop peur parfois, une des filles d’Alfred, dont la famille vivait au rez-de-chaussée, montait coucher avec elle. Un autre oncle prenait des calmants. Quant à ma mère, je l’ai déjà dit, elle a longtemps souffert d’angoisse. Pour les autres, je ne sais pas, mais il me semble évident que les Baril n’avaient pas la force de caractère des Roux.
Pendant longtemps, sur le plan physique, j’ai ressemblé plus aux seconds. Mais sur le plan du caractère, j’étais incontestablement un Baril. Puis avec l’âge, je me suis mis à ressembler de plus en plus au Baril. Mais psychologiquement, je me suis rapproché des Roux. Allez-y comprendre quelque chose !
Dans un autre chapitre, je raconte comment j’ai dû lutter contre l’angoisse pendant des années. Je faisais partie, comme l’appelait Marcel Proust, de la « famille lamentable et magnifique des nerveux ». Je suis de ceux-là dont Emmanuel Carrère dit dans Yoga : « nous sommes le sel de la terre, nous les nerveux, les mélancoliques, les bipolaires, nous qui passons nos vies à nous battre contre ces chiens noirs dont parlait un autre grand dépressif, Winston Churchill ».
L’émotivité n’a pas que des désavantages, fort heureusement. Le monde des émotions ouvre aussi des portes. Je tiens sans doute de mon côté maternel ma passion pour les arts. Je suis pourtant né dans une maison sans livres, sans disques et sans tableaux. Mes parents, peu instruits, ne s’intéressaient pas à la culture et mon père manifestait même une grande méfiance à l’égard des artistes, ces gens à la moralité douteuse. Mais ma mère avait, naturellement, une nature d’artiste. Quand mon père est mort, elle a commencé à faire de la peinture et elle s’est jointe à une chorale. Elle n’a jamais essayé de me détourner de mes penchants artistiques. Contrairement à mon père, elle n’a jamais cherché à savoir ce que je lisais. Elle n’était pas effrayée à l’idée que je m’aventure dans des lectures peu recommandables.
Pendant les cinq premières années de ma vie, j’ai passé beaucoup de temps avec elle. Ma sœur Yvonne était à l’école et Clément, qui m’a suivi, est mort dix jours après sa naissance. Quant à Raymond, Gilles et Jocelyne, ils n’étaient pas encore nés. Maman m’amenait partout et me parlait beaucoup. Cela m’a assurément beaucoup stimulé. D’autant qu’elle était très intelligente. Elle était une première de classe qui avait dû abandonner l’école en 8e année pour aller travailler dans une usine de textile.
Comme beaucoup de gens inquiets, Berthe avait un grand sens de l’humour. J’ai vite découvert moi aussi qu’il n’y a pas de meilleur antidote à l’inquiétude. Vive d’esprit, elle avait toujours le mot pour rire. Elle aimait raconter des histoires cocasses en imitant les gens dont elle parlait. C’est ma sœur cadette qui a hérité le plus de ce talent. Elle avait la moquerie facile, un trait dont j’ai hérité. Mais elle n’était jamais méchante, ce qui n’a pas toujours été mon cas.
Elle était très timide avec les gens qu’elle ne connaissait pas, et plus encore s’ils étaient instruits. Je me souviens des obsèques de Marie, une des sœurs de Louise, ma première petite amie. Nous nous sommes retrouvés, ma mère et moi, à la table principale, juste en face d’une tante de Louise qui appartenait à la haute bourgeoisie montréalaise. La tantine avait beau être gentille, ma mère n’a pas dit deux mots. C’était son côté fille de condition modeste. La réussite de notre père n’y avait rien changé. Mais moi, je trouvais qu’elle avait de la classe même si elle n’était pas de la haute. Elle était belle, s’habillait avec goût et avait une élégance naturelle.
Quand je suis entré au séminaire Saint-Joseph, elle a craint que mes études ne nous éloignent. Mais cela ne s’est pas avéré. Contrairement à Camille, Berthe et moi étions sur la même plaque tectonique. Je suis toujours resté proche d’elle.
Ce qui ne veut pas dire que j’étais très présent. Dès l’adolescence, j’ai commencé à trouver que son affection pouvait être envahissante. C’est une des raisons qui m’ont poussé à quitter Trois-Rivières rapidement. J’ai habité Québec, puis Montréal. J’allais la voir une fois par mois. J’arrivais le samedi et repartais le dimanche. Pour elle, c’était toujours trop peu. Je l’appelais rarement ; c’est elle qui le faisait à l’occasion.
Nous parlions aisément. De tout et de rien. Parfois, nous abordions des sujets plus profonds. Je me souviens d’une conversation en particulier. J’avais 24 ans et je venais de vivre une nouvelle rupture douloureuse. Nous avions parlé longuement de ma relation longtemps compliquée avec les femmes.
Ce que j’ai toujours aimé d’elle, c’est qu’elle ne jugeait pas, ou si peu. Elle était bien davantage dans la compréhension. Elle ne cherchait pas non plus à imposer son point de vue. Non par peur de s’affirmer, car, malgré sa timidité, elle avait une forte personnalité. Mais elle laissait ses enfants libres d’être eux-mêmes, fussent-ils excentriques ou immoraux du point de vue de notre parenté. Quand j’ai vécu en concubinage avec Louise, puis avec Hélène, ce qui était rare à l’époque, elle a pris ma défense contre certaines de mes tantes, qui pouvaient se montrer féroces. L’une d’elles lui avait lancé : « Si un de mes fils me faisait ça, je ne lui parlerais plus jamais ! » Mais quand un de ses fils a vécu à son tour « dans le péché », elle lui a loué l’appartement au-dessus de chez elle.
Grâce à ma mère, j’ai pu développer une personnalité indépendante et parfois rebelle.
J’ai beaucoup insisté sur le fait qu’elle m’aimait beaucoup. Je tiens à terminer en disant à quel point cet amour était partagé. Une dizaine de jours avant sa mort, en compagnie de Lise, je suis allé la voir à l’hôpital Saint-Joseph, à Trois-Rivières. Elle savait à ce moment-là qu’elle n’en avait plus pour longtemps et que nous nous retrouvions pour une des dernières fois. Émue, elle m’a dit : « On aura fait un grand bout de chemin ensemble. »
Elle était sur le point d’avoir 87 ans, moi, 55 ans. Elle acceptait de partir, j’acceptais qu’elle ne soit plus là. Ou plutôt, j’acceptais qu’elle ne soit plus là physiquement. Notre grand bout de chemin était terminé. Je ne résistais pas.
J’étais auprès d’elle, avec ma compagne, quand elle a rendu son dernier souffle quelques jours plus tard. Un peu avant, elle nous avait confié : « Moi, je ne crois pas ça qu’on meure juste une fois. » Elle était devenue réincarnationniste. Elle semblait aussi voir ses sœurs mortes avant elle. Ses peurs avaient laissé la place à une belle sérénité.
Le dernier jour, sous l’effet de la morphine, elle a cessé de parler. Ce n’était pas triste du tout. Au contraire, il régnait une grande paix dans la chambre. Nous lui chantions des chansons. Nous lui parlions doucement. Nous lui disions au revoir. Ce fut un très beau moment.
Vingt-trois ans ont passé depuis, mais Berthe reste très présente. Pour toujours sans doute !