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Camille et Berthe (2)

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Ma mère, comme beaucoup de Baril, était une femme anxieuse, angoissée même. Pendant les années où elle a eu ses enfants, elle était même sujette à des crises de panique. Dans ces moments d’inquiétude, m’a-t-elle raconté, mon père lui prenait la main et lui disait : « Je suis là. Tout va bien aller ! »

Mon père avait pourtant eu une enfance difficile. Il n’avait que deux ans quand sa mère était morte. Son père s’était remarié avec une femme qui s’était amenée avec ses cinq filles. Puis, du nouveau mariage étaient nés deux autres garçons. Ne restait pas beaucoup de place pour ce fils du premier lit, comme on disait alors.

Apparemment, la belle-mère n’a jamais bien traité Camille, qui de son côté ne l’a jamais aimé. Il ne prenait d’ailleurs pas la peine de s’en cacher. Cela explique sans doute pourquoi je n’ai jamais eu d’affection pour cette grand-mère.

Cela dit, avant même que le concept de la résilience ne vienne à la mode, il avait fait preuve d’une grande faculté d’adaptation et d’une grande solidité. J’aime à penser que cela lui vient de son père. À dix ans, Albert avait suivi sa famille aux États-Unis. Quand les siens sont revenus au pays, il ne les a pas suivis, préférant s’installer à Lowell, la ville de Jack Kirouac, pour gagner sa vie. Il avait 27 ans quand il a fini par rentrer au Québec. Installé à Trois-Rivières en 1913, il a fondé l’entreprise de portes et fenêtres qui l’a rendu riche et dont mon père a hérité en partage, à sa mort en 1944. Grâce à Albert Roux Portes et Châssis, nous n’avons jamais manqué de rien.

Je n’ai pas connu mon grand-père paternel, mort quelques mois avant ma naissance. Mais d’après ce que je sais de lui, il était de la race des audacieux, des fonceurs. Je ne crois pas que mon propre père partageait son audace. Toute sa vie, Camille est resté à Trois-Rivières. Loin de sa ville natale, il perdait sa belle assurance. Mais de son père, il avait gardé assurément la force de caractère.

Mon grand-père Baril a lui aussi vécu aux États-Unis, une dizaine d’années dans son cas. Comme mon autre grand-père, tout illettré qu’il ait été, il y avait appris l’anglais, langue dont il se souvenait fort bien quand la télévision est apparue au Québec dans les années cinquante. C’est lui qui nous traduisait, plutôt bien selon mon souvenir, les répliques du Jackie Gleason Show.

Mais il n’était pas pour autant un explorateur. Pour un homme de son époque, il était étonnamment émotif. Le Premier de l’an, quand ses neuf enfants venaient lui demander sa bénédiction à tour de rôle, il versait quelques larmes et chacun des rejetons se mettait à pleurer.

Était-il angoissé ? Je ne le crois pas. Inquiet ? Peut-être, mais il n’en laissait rien paraître. Je ne serais pas surpris que l’anxiété familiale soit plutôt venue de ma grand-mère, une femme discrète qui prenait peu de place. Chez les enfants, en tout cas, l’anxiété, voire l’angoisse, était répandue. La sœur aînée de ma mère souffrait d’agoraphobie. On n’employait pas ce mot à l’époque, mais on savait que notre tante ne sortait pas seule. Ma mère, par exemple, l’accompagnait chez le dentiste ou chez le médecin. Autre exemple de la merveilleuse solidarité de l’époque : dans les dernières années de sa vie, quand elle vivait seule et avait trop peur parfois, une des filles d’Alfred, dont la famille vivait au rez-de-chaussée, montait coucher avec elle. Un autre oncle prenait des calmants. Quant à ma mère, je l’ai déjà dit, elle a longtemps souffert d’angoisse. Pour les autres, je ne sais pas, mais il me semble évident que les Baril n’avaient pas la force de caractère des Roux.

Pendant longtemps, sur le plan physique, j’ai ressemblé plus aux seconds. Mais sur le plan du caractère, j’étais incontestablement un Baril. Puis avec l’âge, je me suis mis à ressembler de plus en plus au Baril. Mais psychologiquement, je me suis rapproché des Roux. Allez-y comprendre quelque chose !

Dans un autre chapitre, je raconte comment j’ai dû lutter contre l’angoisse pendant des années. Je faisais partie, comme l’appelait Marcel Proust, de la « famille lamentable et magnifique des nerveux ». Je suis de ceux-là dont Emmanuel Carrère dit dans Yoga : « nous sommes le sel de la terre, nous les nerveux, les mélancoliques, les bipolaires, nous qui passons nos vies à nous battre contre ces chiens noirs dont parlait un autre grand dépressif, Winston Churchill ».

L’émotivité n’a pas que des désavantages, fort heureusement. Le monde des émotions ouvre aussi des portes. Je tiens sans doute de mon côté maternel ma passion pour les arts. Je suis pourtant né dans une maison sans livres, sans disques et sans tableaux. Mes parents, peu instruits, ne s’intéressaient pas à la culture et mon père manifestait même une grande méfiance à l’égard des artistes, ces gens à la moralité douteuse. Mais ma mère avait, naturellement, une nature d’artiste. Quand mon père est mort, elle a commencé à faire de la peinture et elle s’est jointe à une chorale. Elle n’a jamais essayé de me détourner de mes penchants artistiques. Contrairement à mon père, elle n’a jamais cherché à savoir ce que je lisais. Elle n’était pas effrayée à l’idée que je m’aventure dans des lectures peu recommandables.

Pendant les cinq premières années de ma vie, j’ai passé beaucoup de temps avec elle. Ma sœur Yvonne était à l’école et Clément, qui m’a suivi, est mort dix jours après sa naissance. Quant à Raymond, Gilles et Jocelyne, ils n’étaient pas encore nés. Maman m’amenait partout et me parlait beaucoup. Cela m’a assurément beaucoup stimulé. D’autant qu’elle était très intelligente. Elle était une première de classe qui avait dû abandonner l’école en 8e année pour aller travailler dans une usine de textile.

Comme beaucoup de gens inquiets, Berthe avait un grand sens de l’humour. J’ai vite découvert moi aussi qu’il n’y a pas de meilleur antidote à l’inquiétude. Vive d’esprit, elle avait toujours le mot pour rire. Elle aimait raconter des histoires cocasses en imitant les gens dont elle parlait. C’est ma sœur cadette qui a hérité le plus de ce talent. Elle avait la moquerie facile, un trait dont j’ai hérité. Mais elle n’était jamais méchante, ce qui n’a pas toujours été mon cas.

Elle était très timide avec les gens qu’elle ne connaissait pas, et plus encore s’ils étaient instruits. Je me souviens des obsèques de Marie, une des sœurs de Louise, ma première petite amie. Nous nous sommes retrouvés, ma mère et moi, à la table principale, juste en face d’une tante de Louise qui appartenait à la haute bourgeoisie montréalaise. La tantine avait beau être gentille, ma mère n’a pas dit deux mots. C’était son côté fille de condition modeste. La réussite de notre père n’y avait rien changé. Mais moi, je trouvais qu’elle avait de la classe même si elle n’était pas de la haute. Elle était belle, s’habillait avec goût et avait une élégance naturelle.

Quand je suis entré au séminaire Saint-Joseph, elle a craint que mes études ne nous éloignent. Mais cela ne s’est pas avéré. Contrairement à Camille, Berthe et moi étions sur la même plaque tectonique. Je suis toujours resté proche d’elle.

Ce qui ne veut pas dire que j’étais très présent. Dès l’adolescence, j’ai commencé à trouver que son affection pouvait être envahissante. C’est une des raisons qui m’ont poussé à quitter Trois-Rivières rapidement. J’ai habité Québec, puis Montréal. J’allais la voir une fois par mois. J’arrivais le samedi et repartais le dimanche. Pour elle, c’était toujours trop peu. Je l’appelais rarement ; c’est elle qui le faisait à l’occasion.

Nous parlions aisément. De tout et de rien. Parfois, nous abordions des sujets plus profonds. Je me souviens d’une conversation en particulier. J’avais 24 ans et je venais de vivre une nouvelle rupture douloureuse. Nous avions parlé longuement de ma relation longtemps compliquée avec les femmes.

Ce que j’ai toujours aimé d’elle, c’est qu’elle ne jugeait pas, ou si peu. Elle était bien davantage dans la compréhension. Elle ne cherchait pas non plus à imposer son point de vue. Non par peur de s’affirmer, car, malgré sa timidité, elle avait une forte personnalité. Mais elle laissait ses enfants libres d’être eux-mêmes, fussent-ils excentriques ou immoraux du point de vue de notre parenté. Quand j’ai vécu en concubinage avec Louise, puis avec Hélène, ce qui était rare à l’époque, elle a pris ma défense contre certaines de mes tantes, qui pouvaient se montrer féroces. L’une d’elles lui avait lancé : « Si un de mes fils me faisait ça, je ne lui parlerais plus jamais ! » Mais quand un de ses fils a vécu à son tour « dans le péché », elle lui a loué l’appartement au-dessus de chez elle.

Grâce à ma mère, j’ai pu développer une personnalité indépendante et parfois rebelle.

J’ai beaucoup insisté sur le fait qu’elle m’aimait beaucoup. Je tiens à terminer en disant à quel point cet amour était partagé. Une dizaine de jours avant sa mort, en compagnie de Lise, je suis allé la voir à l’hôpital Saint-Joseph, à Trois-Rivières. Elle savait à ce moment-là qu’elle n’en avait plus pour longtemps et que nous nous retrouvions pour une des dernières fois. Émue, elle m’a dit : « On aura fait un grand bout de chemin ensemble. »

Elle était sur le point d’avoir 87 ans, moi, 55 ans. Elle acceptait de partir, j’acceptais qu’elle ne soit plus là. Ou plutôt, j’acceptais qu’elle ne soit plus là physiquement. Notre grand bout de chemin était terminé. Je ne résistais pas.

J’étais auprès d’elle, avec ma compagne, quand elle a rendu son dernier souffle quelques jours plus tard. Un peu avant, elle nous avait confié : « Moi, je ne crois pas ça qu’on meure juste une fois. » Elle était devenue réincarnationniste. Elle semblait aussi voir ses sœurs mortes avant elle. Ses peurs avaient laissé la place à une belle sérénité.

Le dernier jour, sous l’effet de la morphine, elle a cessé de parler. Ce n’était pas triste du tout. Au contraire, il régnait une grande paix dans la chambre. Nous lui chantions des chansons. Nous lui parlions doucement. Nous lui disions au revoir. Ce fut un très beau moment.

Vingt-trois ans ont passé depuis, mais Berthe reste très présente. Pour toujours sans doute !

Camille et Berthe (1)

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J’ai ajouté un chapitre à mon autobiographie, Né en 1945. Il porte sur mes parents, Camille et Berthe, dont je n’avais pas vraiment parlé dans la version que j’ai publiée l’an dernier sur ce site ainsi que sur Facebook. Je n’étais sans doute pas prêt à le faire. En voici la première partie. La seconde sera publiée demain. Ce nouveau chapitre a été ajouté au PDF publié sur ce site.

« Je comprenais que, malgré les chagrins,

les erreurs, les échecs et la défaite,

j’avais, grâce à mes parents,

le goût du bonheur, du combat et des victoires. »

– Marc Lavoine

Chaque fois que j’ai parlé de notre père avec mes sœurs ou mes frères, j’ai eu l’impression de ne pas avoir eu le même papa. Eux conservent de Camille un très beau souvenir. Notre paternel, ils l’ont adoré. Encore récemment, mon frère Gilles lui a rendu un bel hommage.

Moi au contraire, pendant longtemps, j’ai rabâché que je ne l’aimais pas. La nouvelle que j’ai publiée dans le livre des étudiants de lettres de 1967 était même très dure à son égard. Il m’a fallu beaucoup de temps pour l’accepter et finalement pour l’aimer. Que s’était-il passé pour que je passe à côté de mon père à ce point ? Pour que je prenne en grippe un homme qui m’aimait et qui a été bon pour moi ?

J’ai eu une partie de la réponse au cours d’une psychothérapie. « Votre mère, m’a dit la psy, n’a pas permis à votre père d’être présent auprès de vous. Elle vous a gardé pour elle seule. »

Comme je l’ai raconté ailleurs, j’étais non seulement son premier fils, j’étais le premier enfant à sortir du ventre de ma mère, ma sœur aînée ayant été adoptée. Dès le début, il s’est créé entre maman et moi un lieu très fort, qui a perduré. J’étais le chouchou. Je ne m’en rendais pas compte. Ce n’est que bien plus tard, après que j’eus quitté la famille, que mes frères et sœurs ont commencé à m’en parler. Chaque fois que j’annonçais ma venue, notre mère, paraît-il, devenait folle de joie à l’idée de revoir son fils adoré. Pour eux, l’affaire était entendue : j’étais son préféré. Ils ne semblaient pas m’en vouloir. Peut-être parce que notre mère n’a jamais été injuste non plus à leur égard.

Son amour n’était pas aussi excessif que celui de la mère de Romain Gary, tel qu’on peut le voir dans La promesse de l’aube. Je n’étais pas fils unique et ma maman n’était pas veuve. Son affection ne la rendait pas aveugle non plus à mon égard. Elle connaissait bien mes limites, voire mes défauts. Mais il est vrai que Berthe m’aimait profondément, qu’elle me pardonnait tout et qu’elle avait foi en moi.

Avec le recul, j’aime à dire qu’entre une mère qui aime trop et une qui n’aime pas assez, je n’hésiterai jamais. Vaut mieux être trop aimé. C’est au fond un immense privilège. J’y ai trouvé une confiance en moi qui m’a suivi tout au long de ma vie.

Dans ces conditions, quelle place pouvait occuper mon père ? Toute petite. Il est devenu le pourvoyeur, rôle dont il s’occupait fort bien. Je n’ai manqué de rien. Il n’a pas hésité à sortir le chéquier pour que je fasse mes études classiques, pourtant chères. Et à l’université, comme je n’avais droit ni aux bourses ni même aux prêts, il a tout payé : les droits de scolarité comme la pension à Québec. Généreusement, sans jamais rechigner. Quand je commençais à manquer d’argent, je le lui disais. Il me faisait aussitôt un nouveau chèque de 500 $, une grosse somme à l’époque. Je ne me souviens pas qu’il m’ait refusé quoi que ce soit. Je n’étais pas pour autant gâté pourri. Mes demandes étaient, je crois, raisonnables. Mais il ne m’a jamais dit non.

Certes, je l’irritais par moment. Il trouvait que ma mère me surprotégeait comme la Joséphine de La pension Velder. Parfois, il disait à Berthe « ton fils-e-que », une expression utilisée dans ce feuilleton par cette mère qui n’en avait que pour son fils. Il me trouvait rêveur, distrait, dans la lune. Cela l’agaçait.

De mon côté, je l’ai longtemps redouté. Ses grosses mains, sa grosse voix, son ton parfois bourru m’impressionnaient et me faisaient peur. Avec lui, j’avais tendance à dissimuler et à mentir. Je n’ai jamais été vraiment capable de l’affronter directement. Malgré tout, j’étais têtu et peu obéissant.

Ailleurs, dans cette autobiographie, je raconterai comment, à l’adolescence, nos deux planètes se sont inexorablement éloignées. Lui, industriel, notable et conformiste, moi, intellectuel, marginal et rebelle, nous n’étions pas faits pour bien nous entendre. Même physiquement, nous étions dissemblables. Lui court et trapu. Moi grand et mince.

À l’université, quand j’ai laissé pousser mes cheveux et ma barbe, je l’ai beaucoup déçu. Attristé aussi, sans doute. Je crois qu’il avait un peu honte de moi. D’autant qu’il ne comprenait pas trop ce que j’étais allé faire en lettres, lui qui aurait aimé avoir un avocat. Mais il n’a pas cherché à m’imposer ses valeurs. Il ne m’a pas accablé non plus, me laissant vivre ma vie.

Cependant, notre relation s’est beaucoup améliorée quand je suis devenu journaliste au Soleil. J’exerçais un métier qui, pour lui, était prestigieux. Il en était fier.

J’ai commencé à me rapprocher de mon père après sa crise cardiaque et, plus encore, après son AVC. J’étais allé le voir à l’hôpital avec mes deux frères, barbus et chevelus comme moi. Aucun de nous n’avait comblé ses attentes. Nous ne lui avions pas succédé à la tête de son entreprise, qu’il avait dû liquider. Nous n’étions pas devenus avocats ou médecins. Mais il nous aimait. Je crois même que, en dépit de tout, il était fier de nous.

Sa crise cardiaque et son AVC l’avaient laissé très diminué. À 65 ans, il était devenu un vieillard, qui marchait avec une canne. Mais il avait accepté cet état avec un stoïcisme qui, encore aujourd’hui, m’impressionne et me remplit d’admiration. Son caractère aussi s’était adouci. Il avait perdu ce côté autoritaire qui, enfant, me terrorisait presque. Il manifestait volontiers son affection et sa tendresse, ce que je n’avais jamais vu à l’époque où je vivais dans sa maison. Il lui arrivait même de se montrer ému et de verser quelques larmes. Il me semble aussi qu’il était devenu plus ouvert, en tout cas, certainement moins fermé que par le passé à mes idées et à celles des autres enfants.

C’est ainsi que j’ai eu la chance de me réconcilier avec lui avant qu’il ne meure à la veille de ses 70 ans.

Maintenant que j’ai largement dépassé cet âge, je me rends compte de tout ce que je lui dois et de tout ce que j’ai appris de lui. Camille, c’était le pilier de la famille. Pas son inspiration ; ça, c’était le rôle de Berthe. Mais sa solidité, son assise.

Demain : Camille et Berthe (2)

Ce n’est pas la fin

Paul à Long Beach.

À Long Beach, sur l’île de Vancouver.

Au milieu de la soixantaine, j’avais peur de mourir. J’y pensais souvent. Presque tous les jours en fait. J’étais obsédé par l’idée de ma finitude. Je me disais : l’espérance de vie chez les hommes de notre pays est de 78 ans. Il me reste donc théoriquement une douzaine d’années à vivre. Ensuite, j’ai appris que, lorsqu’on atteint 65 ans, l’espérance n’est pas de 78 ans, mais de 84 ans, car nous avons échappé à la mortalité infantile ainsi qu’aux maladies du milieu de vie. Je venais de gagner quelques années. N’empêche, il y aurait une fin et elle serait de plus en plus proche. Je me demandais comment on se sent quand on vieillit. A-t-on l’impression que la mort rôde ? Peut-on continuer à vivre sereinement ?

Un soir au restaurant, j’en ai parlé avec des amis très chers, Daniel et Louise. Cette dernière a fait une remarque qui m’a frappé. « Le problème, a-t-elle dit, vient de ce qu’on voit la mort avec nos yeux actuels. Mais au moment de mourir, notre regard sera peut-être complètement différent. » Son propos m’a fait réfléchir. Il est vrai que la perspective n’est pas la même, par exemple, quand on souffre du cancer depuis plusieurs années, que les traitements sont pénibles, que les douleurs sont intenses et que la qualité de vie a été réduite comme une peau de chagrin.

Peu à peu, j’ai commencé à moins m’en faire avec un dénouement dont je ne connaissais ni le moment ni les circonstances. Je n’avais pas pour autant atteint le détachement d’Épicure, qui nous incite à ne pas craindre la mort, disant : « L’homme et la mort ne se rencontrent jamais, car quand il vit, elle n’est pas là et quand elle survient, c’est lui qui n’est plus. »

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Un vieux heureux

Paul au mont Cardito.

Au mont Cardito, près de Rieti.

Pour être un vieux heureux, il faut, il est vrai, une bonne santé, toute sa tête, beaucoup d’humour et un goût intense du bonheur. Il est bien aussi d’avoir apprivoisé ses démons. Il est préférable enfin de ne pas avoir de soucis financiers.

Commençons par la santé. « Devenir vieux pourrait être un privilège, voire un supplément d’âme, écrit Laure Adler, à condition bien sûr que la maladie vous épargne. » Je suis d’accord avec elle. Si j’aime tant jusqu’ici les années de ma vieillesse, c’est en bonne partie parce que je suis en bonne santé.

Bien sûr, lorsqu’on atteint un certain âge, pour ne pas dire un âge certain, il faut voir les médecins. Même en santé, on n’y échappe pas ; vérifications et mises au point s’imposent. C’est ainsi que j’ai baptisé l’automne la saison des médecins. C’est pendant cette période que je vois habituellement ma docteure, l’ORL, l’optométriste et l’ophtalmologiste. Je rencontre aussi mon sympathique cardiologue quand il n’est pas trop occupé. Mais il ne semble pas trop préoccupé par mon état de santé. Il faut préciser que j’ai passé avec succès le dernier test à l’effort, comme je l’ai déjà mentionné, que la dernière échographie était rassurante, que ma pression est parfaite et que mon rythme cardiaque est lent et régulier.

Voilà plus de dix ans maintenant que je n’ai pas fait une crise d’arythmie. À tel point que mon cardio m’a demandé quel était mon secret. Habituellement, les troubles du rythme s’aggravent avec l’âge. Il est vrai que j’ai subi avec succès en 2010 une opération pour corriger les emballements intempestifs du cœur. Mais les effets positifs ne dépassent habituellement pas cinq ans.

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La vieillesse, c’est super !

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Balade à Arches, dans le Sud-Ouest américain.

Il y a un peu plus de deux ans, mon cardiologue m’avait envoyé passer un test de résistance à l’effort. Test que j’ai réussi avec grande distinction, à tel point que la jeune femme qui le supervisait m’a lancé à la fin : « Un jeune homme de 73 ans ! » Vaniteux comme je suis, le compliment m’a fait plaisir, vous pensez bien ! Aussi ai-je dit le jour de mon anniversaire, quelques semaines plus tard : « Je suis un jeune homme de 74 ans », phrase que j’ai répétée souvent au cours de l’année qui a suivi.

Maintenant que j’ai 76 ans, je préfère dire que je suis un super vieux. Vous me ferez peut-être remarquer que je demeure dans la vantardise, et vous n’aurez pas tort. J’aime bien souligner, il est vrai, que je suis en pleine forme, du moins pour un homme de mon âge.

Cela dit, il y a une différence entre être un jeune homme de 76 ans et un super vieux de 76 ans. Dans le premier cas, le risque est de flirter avec le mythe de l’éternelle jeunesse. Or un mythe, ce n’est vrai que dans les légendes. Dans la vraie vie, les jeunes vieux ont bien du mal à cacher leurs cheveux gris, leurs rides, leur raideur ou leur lenteur. Et s’ils sont un peu honnêtes, ils ne pourront s’empêcher de constater que leurs performances physiques, si en forme soient-ils, déclinent lentement mais sûrement. Depuis un an, comme je l’ai raconté le jour de mon dernier anniversaire, j’ai souvent été frappé par le fait que pas mal de gens marchaient plus vite que moi. C’est drôle, mais avant ça n’arrivait presque jamais. Et là maintenant, on me dépasse allégrement.

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Le mystère de l’univers

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Je ne suis pas revenu pour autant à l’athéisme de ma jeunesse. Je me définis maintenant comme un agnostique. « Ou, plutôt, comme le dit si bien le sociologue Edgar Morin, je crois que l’univers comporte un mystère qui échappe aux capacités de nos esprits. » C’est aussi ce que dit Hubert Reeves. « Sur le plan scientifique, la nature est extrêmement intelligente, a déclaré l’astrophysicien au journal Le Temps. Je pense qu’elle est infiniment plus intelligente que nous. Maintenant, si la question est de savoir si un grand architecte est présent, je ne crois pas au hasard, mais c’est une opinion personnelle. Je pense qu’il y a une présence intelligente. Mais quelle est-elle? Je n’en sais rien, même si cela m’intéresse énormément. »

On est très proche ici du Dieu de Einstein, qui est en fait celui de Spinoza. Ce n’est pas, tant s’en faut, le Dieu des religions révélées, un Dieu qu’on prie et qu’on implore. Ce Dieu ne s’occupe pas des humains. Il s’agit plutôt d’un esprit universel qui gère l’ensemble de la création. Nous sommes une partie de Dieu et tout ce qui existe dans l’univers est Dieu. Chez Einstein comme chez Reeves, ce sentiment vient de l’émerveillement devant un monde, peuplé de dizaine de milliers de galaxies, qui est loin d’être chaotique. « Je refuse de croire, disait Einstein, en un Dieu qui joue aux dés avec le monde. »

Je reste donc ouvert à ce mystère d’un Dieu-intelligence. Mais je ne cherche à percer ce mystère, me contentant, comme Albert Camus, de faire mon métier d’homme, ou pour employer une terminologie d’aujourd’hui, mon métier d’humain. Pour le moment, il me suffit.

Mes convictions sont simples. Se savoir relié à l’univers tout entier. Donner à l’ego sa juste place au lieu de le laisser enfler comme la grenouille de la fable ou comme le Trump de la politique américaine. Être bienveillant et ouvert. Cultiver la simplicité volontaire plutôt que le consumérisme. Opter pour le partage plutôt que le chacun pour soi. Chercher les désirs simples plutôt que les désirs malsains. Aimer l’univers en général et ses proches en particulier, notamment sa compagne ou son compagnion. Faire fructifier ses talents. Respecter la planète, militer contre les changements climatiques et la perte de la biodiversité. Combattre les inégalités et le racisme.

 

Pendant toute ma quête spirituelle, la réincarnation m’était apparue comme un espoir. Après tout, renaître dans un autre corps, ce serait continuer à vivre. Certes, dans un autre véhicule, mais sur cette bonne vieille Terre, que je ne suis toujours pas pressé de quitter. Je me disais que, malgré les aléas de mon existence, j’avais plutôt tiré un bon numéro. Assez en tout cas pour être tenté de courir le risque d’en piger un autre.

Avec le temps cependant, cet espoir m’est apparu moins séduisant, ne serait-ce que parce que la vie n’est pas un long fleuve tranquille. Tant s’en faut ! Je n’ai jamais connu la misère et j’ai plutôt été épargné par la maladie, jusqu’ici du moins. Mais on m’a mis à la porte quand j’étais cadre au Soleil. J’ai travaillé avec quelques peaux de vache que je n’aimerais pas recroiser. Et puis les ruptures en amour, quel enfer ! Qu’on les subisse ou qu’on les fasse subir.

Ce qui me turlupine aussi, c’est dans quel corps je renaîtrais. Je me posais la question, attablé dans un café du centre-ville, en regardant passer les gens. Primo, je ne voudrais pas être laid. Je n’aimerais pas non plus être idiot. Il me serait insupportable, par exemple, d’avoir du mal à lire et à comprendre. C’est pourtant le cas de pas mal de gens, près de la moitié des Québécois si l’on en croit les statistiques. J’ai même lu que les deux tiers des chômeurs étaient des analphabètes fonctionnels. Ils sont incapables de déchiffrer un texte le moindrement complexe. Est-ce que j’aimerais renaître dans le corps d’un chômeur laid et un peu idiot, qui ne sait ni lire ni compter ? Il est facile de s’imaginer en Mozart. Encore qu’il soit mort bien jeune et, apparemment, bien pauvre. Mais bon, il avait le génie, un des plus grands de tous les temps. C’est séduisant. Mais imbécile ?

Et puis, revivre où ? Vous avez beaucoup envie, vous, de renaître en ce moment en Syrie, au Yémen ou au Darfour ? De vivre dans la crainte des bombes, dans un camp de réfugiés, dans le dénuement et affamé ? Dans un pays d’Afrique ravagé par les sécheresses ? Sur une île en train de disparaître en raison de la montée des océans ? « Pour des milliards d’êtres humains, écrit Henning Mankell dans Sable mouvant, la simple possibilité de réserver du temps à la réflexion est un luxe inaccessible. »

Et finalement, une question qui vous enlèvera peut-être tout désir de vous réincarner : quand ? Selon une étude parue dans la revue Nature, il reste tout au plus une vingtaine d’années pour stopper la course du réchauffement climatique. Après ? On nous annonce l’effondrement des écosystèmes. Les catastrophes nous guettent ; les ouragans, les cyclones, les typhons, les tornades, les incendies de forêt, les déluges seront plus nombreux. La crise des migrants ne serait qu’une répétition générale. Les risques de guerre s’amplifieraient.

Je ne veux pas jouer les prophètes de malheur. Peut-être que tout cela est trop alarmiste. Reste que dans vingt ans, si je suis encore là, peut-être n’aurais-je plus la moindre envie de revenir sur une planète bleue où les glaciers auraient fondu.

Cela dit, au moment de passer l’arme à gauche, la croyance en la réincarnation peut constituer un baume pour qui ne croit pas au ciel. Il y a dans cet espoir quelque chose de follement romantique, surtout lorsqu’on croit aussi que les êtres chers se retrouvent d’incarnation en incarnation. La mort n’est alors plus un adieu, c’est un au revoir.

Ma propre mère, élevée pourtant dans la plus pure tradition catholique, était devenue une adepte de la réincarnation à la fin de sa vie. Plutôt sereine, elle m’avait confié, quelques jours avant de mourir : « Je ne crois pas qu’on vive juste une fois. » Allez savoir !


Lundi : La vieillesse

Une remise en question

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Peu à peu, je me suis éloigné d’Arnaud et de son enseignement. Quand son disciple Éric Edelmann est venu s’établir au Québec et qu’un groupe s’est formé autour de lui, je n’y ai pas participé. J’ai trouvé une bonne psychologue et je me suis libéré de mes angoisses. Cette expérience s’est révélée importante. Je découvrais, à mon grand étonnement, que c’est une bonne vieille thérapie qui m’avait guéri, malgré tous les espoirs que j’avais mis dans la spiritualité.

À partir de là, sans renier pour autant ce que j’avais fait et ce que j’avais appris, je me suis peu à peu éloigné du chemin spirituel, ou plutôt d’un certain chemin spirituel. Je n’ai pas eu d’autres maîtres et je n’en ai pas cherché non plus.

Le Lotus m’avait beaucoup appris. D’autant que ses enseignements étaient éminemment pratiques. Quand je suis devenu chef de pupitre, j’avais senti tout de suite que les expériences que j’y avais faites m’avaient bien préparé pour ce poste exigeant et stressant.

Au contraire, l’enseignement d’Arnaud, plus traditionaliste et plus oriental, me plaçait en porte-à-faux avec mon métier. Il me poussait vers un modèle de sagesse difficilement compatible avec le journalisme.

(suite…)

Un nouveau gourou

arnaudÀ la fin de 1984, Lise et moi nous nous sommes séparés. L’année avait été pénible ; nous nous étions peu à peu éloignés. J’ai quitté la maison de campagne pour me retrouver dans un petit appartement de la basse-ville de Québec. Comme je l’ai écrit au chapitre précédent, j’avais l’impression d’avoir été chassé du paradis terrestre.

J’ai pris peu à peu mes distances à l’égard du Lotus. Mais je continuais à pratiquer le yoga et à méditer en plus de m’initier à divers types de massage. J’ai demandé à quitter le reportage pour retourner au pupitre week-end, une démarche que mes patrons ont acceptée avec empressement.

Je vivais seul et la semaine de travail ne durait que trois jours, ce qui me laissait beaucoup de temps libre. J’avais l’intention d’écrire. Je n’avais aucun projet de roman. Je songeais plutôt à un essai. Sur quoi ? C’était assez vague, mais cela devait porter sur ma démarche spirituelle.

Cependant, je n’ai pratiquement pas écrit. Je me suis remis à jouer au tennis, un sport que j’avais aimé passionnément dans ma jeunesse, mais que j’avais délaissé depuis des années. Là, je jouais trois fois par semaine. La pratique de ce sport m’occupait beaucoup. D’autant que je me suis fait du coup de nouveaux amis. Je travaillais aussi avec eux et nous nous amusions énormément. Nous sommes devenus très proches.

Ma quête spirituelle ne m’éloignait plus du monde. J’y avais de nouveau trouvé une place. Mais je n’avais pas renoncé pour autant à cette quête. Elle était juste devenue plus discrète.

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La spiritualité orientale

clochard

Mon premier contact avec la spiritualité orientale s’est fait à la lecture des «Clochards célestes», de Jack Kirouac.

Je suis resté résolument athée et antireligieux jusqu’au milieu de la trentaine, où j’ai découvert la spiritualité orientale. Mon premier contact s’est fait à la lecture des Clochards célestes, de Jack Kirouac. Ce roman m’a beaucoup plus touché que le mythique Sur la route. C’est même un livre qui a changé ma vie.

Dans ce récit plus classique, Kirouac décrit sa découverte du bouddhisme. Je ne savais pas alors que la vision de notre Québéco-Américain avait été durement critiquée par les tenants de cette spiritualité, notamment par Alan Watts. Mais à moi qui n’y connaissais rien, elle plaisait beaucoup cette description d’une religion joyeuse et permissive.

Kirouac nous présente son personnage principal, un certain Japhy Ryder (en réalité, Gary Snider, un poète, traducteur et militant anarchiste américain) comme un libre penseur chez qui spiritualité, femmes, drogues et alcool font bon ménage. J’étais fasciné par ce récit de bohémiens qui poursuivaient une quête de sagesse tout en s’opposant aux conventions sociales et en s’offrant des plaisirs qui, dans le catholicisme, sont sévèrement défendus. Le bouddhisme m’apparaissait aux antipodes de la religion de mon enfance, faite d’interdits innombrables. Le roman de Jack me révélait une spiritualité qui n’était pas incompatible avec les plaisirs de la vie.

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Religion et spiritualité

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L’église Saint-Sacrement, où j’ai été servant de messe. La grande fenêtre a été réalisée dans les ateliers de mon père.

Dans le film de Bernard Émond, Journal d’un vieux, le personnage principal dit : « Je ne crois pas en Dieu et, croyez-moi, je le regrette ! » Jolie formule qui exprime la difficulté de vivre dans un monde sans Dieu. Pour ma part, je ne peux dire que je crois ou que je ne crois pas en Dieu. Comme Albert Camus, qui m’avait beaucoup influencé à la fin de l’adolescence et auquel je suis revenu, « je ne sais pas si ce monde a un sens qui le dépasse ». Comme lui, « je sais (juste) que je ne connais pas ce sens et qu’il m’est impossible pour le moment de le connaître ».

Le Dieu de mon enfance, celui du catholicisme, a disparu. Complètement. Contrairement au personnage de Émond, je ne le regrette pas. Certes, j’ai perdu du coup l’espoir d’une ville éternelle et paradisiaque, quelque part dans la vallée de Josaphat. Mais je me souviens surtout d’un Dieu tyrannique, qui nous suivait partout, y compris dans notre chambre à coucher, d’un Dieu omniprésent qui s’invitait même dans nos pensées les plus secrètes, d’un Dieu vengeur qui nous menaçait de l’enfer si nous ne suivions pas ces préceptes. Ce Dieu-là, il ne me manque pas. Il m’a plutôt terrorisé. J’en ai eu bien peur pendant longtemps. Il a pourri ma jeunesse, particulièrement au début de l’adolescence.

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