Mes livres de 2019
Les gratitudes ****1/2
L’an dernier, je vous avais parlé des « Loyautés », un roman où Delphine de Vigan s’affirmait de plus en plus comme une des grandes romancières de notre temps. Cette année, la Française nous fait le cadeau d’une œuvre tout aussi forte, « Les gratitudes ». Si le précédent était noir, à la limite du pessimisme et du supportable, malgré une fin ouverte, le second est beaucoup plus lumineux, même s’il y est question de mort.
L’éditeur résume bien l’intrigue : Michka, une vieille dame, est en train de perdre l’usage de la parole. Autour d’elles, deux personnes se retrouvent : Marie, une jeune femme dont elle est très proche, et Jérôme, l’orthophoniste chargé de la suivre. De Vigan en a tiré un récit aussi passionnant que bouleversant ! C’est mon livre de 2019.
« La mort d’un père » ***1/2 et « Un homme amoureux » ****
C’est cette année que j’ai découvert Karl Ove Knausgaard. Ce Norvégien est devenu célèbre pour avoir publié une série de six romans autobiographiques, regroupés sous le titre « Mon combat ». À ce jour, cinq ont été traduits en français. Je viens de lire les deux premiers.
Je suis d’abord sorti avec une impression mitigée de « La mort d’un père », consacrée à sa relation difficile avec un papa autoritaire, où des pages souvent remarquables sont alourdies par des descriptions pointilleuses, voire carrément superflues.
Ce que Wikipédia appelle son réalisme rigoureux peut en effet virer à l’obsession du détail. En voici un bon exemple : « Je vidai mon verre et m’en resservis un, puis tirai un papier à cigarette, y déposai une ligne de tabac, l’aérai un peu pour un meilleur tirage, le roulai, l’enfermai dans le papier, léchai la colle, ôtai les bouts de tabac qui dépassaient, les remis dans le paquet, mis la cigarette un peu tordue à ma bouche et l’allumai avec le briquet vert et à moitié transparent d’Yngve. » C’est ce style de narration qui a éloigné plusieurs lecteurs assidus à qui j’en ai parlé. Je peux les comprendre, mais c’est dommage, car Knausgaard vaut beaucoup mieux.
Heureusement dans « Un homme amoureux », le style, tout en restant hyperréaliste, devient plus limpide. Il y a bien çà et là quelques dialogues trop longs ou quelques réflexions socio-philosophiques un peu pesantes. Mais dans l’ensemble, j’ai été passionné par cette période où Karl Ove devient amoureux de Linda et fait avec elle trois enfants. Certes, dira-t-on, il ne se passe pas grand-chose dans leur existence. Mais c’est tout le talent de Knausgaard de savoir rendre savoureuse la description d’une fête d’enfants, d’une promenade en poussette, de la préparation d’un repas ou d’une conversation dans un café.
Cela dit, la comparaison avec Proust, pour l’instant du moins, me paraît exagérée et sans doute lourde à porter.
Il pleuvait des oiseaux ****1/2
Ce roman date de quelques années déjà, mais il a été remis dans l’actualité par la sortie du film de Louise Archambault. Bonne raison pour le lire ou le relire, car le livre est encore plus fort. Cette histoire de vieux ermites bien cachés dans la forêt québécoise, près d’un lac, pour vivre ce qu’il reste de leur existence, touche à l’universel. Elle fait du bien parce qu’elle incarne magnifiquement la liberté. « La liberté qu’on peut se donner, celle qu’on prend, le fait qu’on est responsable de notre vie et de notre mort aussi », a dit fort justement l’autrice à Josée Lapointe, dans une belle entrevue accordée à La Presse.
La Panthère des neiges ****
Comme la plupart des ouvrages de Sylvain Tesson, « La Panthère des neiges » est inspiré par un voyage. Cette fois, l’écrivain aventurier nous amène au Tibet, où il a suivi son ami Vincent Munier. Ce grand photographe animalier voulait photographier la magnifique panthère qui survit encore, bien que menacée, dans les montagnes de cette contrée.
On y retrouve ce qui fait le charme des récits de voyage de cet écrivain. D’abord, une écriture extraordinaire. Tesson est peut-être le meilleur styliste de la langue française depuis Colette, ce qui contribue à rendre ses observations passionnantes, même quand il ne se passe pas grand-chose. Dans ce dernier livre, par exemple, l’écrivain et ses amis écoulent des heures à attendre un félin, qui ne vient pas, du moins pas souvent. Pendant tout leur séjour au Tibet, ils ne verront la merveille que trois fois.
Le reste du temps, l’écrivain nous parle de la nature et des animaux, qui continuent à le fasciner, ainsi que du genre humain, qui continue à le désespérer. Pour lui, Dieu a joué aux dés avec l’être humain, et il a perdu. Tout le progrès nous a menés aux embouteillages et à l’obésité.
Mais tout cela est dit avec humour et élégance. Avec beaucoup d’autodérision aussi. À la fois écolo et antimoderne, l’auteur se montre désenchanté, mais je trouve quant à moi son pessimisme plus souriant que désespérant.
Le triomphe des lumières ****
J’ai consacré cette année une longue recension, très élogieuse, à cet essai de Steven Pinker. Cet ex-Montréalais devenu professeur de psychologie à Harvard y soutient que l’humanité, en dépit de problèmes inévitables et de solutions imparfaites, ne s’est jamais mieux portée. Dans un élan d’enthousiasme devant le brio de la démonstration, j’ai écrit que cet ouvrage colossal allait changer ma vie. Depuis cependant, je suis revenu à une inquiétude qui m’est plus familière.
Non pas que le Pr Pinker soit tout à fait à côté de la plaque. Mais comme tous les optimistes, il a tendance à citer les statistiques qui étayent sa thèse. Il est vrai, par exemple, que l’espérance de vie est passée en un peu plus d’un siècle de 30 ans à 71 ans et que dans les pays développés, elle dépasse les 80 ans. Ce que l’auteur ne dit pas, en revanche, c’est que cette espérance a commencé à plafonner dans plusieurs pays, et même à régresser aux États-Unis. Ou encore, il est indiscutable que le taux d’extrême pauvreté a chuté de 75 % au cours des trente dernières années. Vu sous cet angle, le progrès semble spectaculaire. Sauf que les pauvres extrêmes sont devenus des pauvres. Au lieu de vivre avec moins d’un dollar par jour, ils vivent avec un peu plus d’un dollar pendant que le PDG d’Amazon, Jeff Bezos, lourd de ses 154 milliards, est plus riche à lui seul que des dizaines de pays.
Ce qui m’a fait le plus tempérer mes espoirs, c’est l’année qui vient de s’écouler. Malgré le phénomène Greta, la lutte contre les changements climatiques piétine, comme vient de le montrer la récente Conférence de Madrid. Pire elle régresse. Les émissions de CO2 continuent d’augmenter et la biodiversité est de plus en plus menacée.
Par ailleurs, les réactionnaires autoritaires et populistes, élus ou non, sont bien en selle et continuent à sévir. Qu’on pense à Xi, à Poutine, à Bolsonaro, à Erdogan, à Orban, à Duterte, et j’en passe. Le dangereux Trump risque d’être réélu en 2020. Netanyahou, accusé de corruption, vient pourtant d’être encore choisi par son parti. Et Salvini, le politique le plus populaire d’Italie, attend son heure pour reprendre le pouvoir.
Dans ces circonstances, et vous m’en voyez désolé, il me paraît bien difficile d’affirmer, comme le fait Pinker, que « le monde a fait des progrès spectaculaires dans chaque domaine mesurable du bien-être humain, sans exception ».
À tout prendre, je préfère encore le pessimisme tonique de Tesson.
Partir pour raconter ****
J’ai beau avoir été journaliste pendant 45 ans, je n’ai jamais été grand reporter. D’où mon admiration pour les reporters et photographes de guerre en général et pour Michèle Ouimet en particulier, qui vient de publier « Partir pour raconter », chez Boréal. Pendant 25 ans, mon ex-collègue a souvent laissé sa fille Sophie et son compagnon André à Montréal pour aller témoigner de guerres, de révolutions, de génocides ou de désastres aux quatre coins du globe.
Michèle explique son « besoin irrépressible de partir, d’être à l’autre bout de la planète, loin, très loin… par l’impression enivrante de (se) sentir vivante ». Ce qui ne l’empêche pas d’avoir connu la peur, parfois omniprésente « comme un mal de tête », ce qui la rendait prudente. Encore que la prudence soit un mot très relatif quand on lit le récit passionnant et haletant de ses aventures et mésaventures. Si elle n’avait pas peur de mourir, mon ex-collègue craignait d’être blessée ou d’être kidnappée. Et c’était sans compter, pour cette perfectionniste, « la peur de ne pas être à la hauteur ».
C’est d’ailleurs le stress qui a fini par venir à bout de sa détermination et de son courage. Avec le temps, la griserie, l’effervescence et l’excitation se sont sans doute changées en nervosité, en agitation et en épuisement. Désormais, elle se consacre chaque matin à l’écriture de ses romans. La Presse a certes perdu une grande correspondante, mais nous avons gagné une écrivaine.
Manam ***1/2
Cinq ans après « Pas envie d’être arabe », Rima Elkouri, une autre ex-collègue, publie son premier roman « Manam ». Dans ce récit, apparemment inspiré par la vie de la grand-mère de l’autrice, une enseignante profite d’un congé scolaire pour se rendre à la frontière de la Turquie et de la Syrie dans l’espoir de faire resurgir le passé de sa famille. Elle nous amène peu à peu, à travers ses recherches et ses rencontres, à découvrir toute l’horreur du génocide arménien, que la Turquie s’entête à nier, un siècle plus tard.
Toutefois, si ce roman est touchant, nous amenant parfois au bord des larmes, il ne verse jamais dans le mélodrame. Comme dans ses chroniques, où elle trouve toujours le ton juste même quand elle aborde les sujets les plus délicats, Rima arrive à décrire la tragédie du peuple arménien sans pathos, sans atermoiements et sans exagérations.
Il faut dire que, au-delà de l’horreur, « Manam » est surtout une belle histoire de résilience, comme on dit aujourd’hui. Une histoire donc de courage, d’espérance et de survivance. Une histoire de bienveillance plutôt que de la haine, de joie plutôt que de tristesse, de gratitude plutôt que d’amertume.