Il y a tout autour de L’Île-des-Sœurs des colonies d’outardes, qui tardent à s’envoler. C’est du moins ce que je croyais. Mais non ! Apparemment, j’ai tout faux. Elles ne s’attardent pas parce que notre été indien se prolonge cette année. Elles ont choisi de passer l’hiver avec nous. Les eaux calmes de la pointe sud leur paraissent suffisamment accueillantes, même en janvier, pour les dissuader d’entreprendre ces longs vols en V, si beaux à observer mais épuisants et risqués, qui les menaient naguère dans les eaux chaudes du sud des États-Unis ou du Mexique. Ce sont d’ex-snowbirds.
Tout comme moi. Pendant des années, j’ai fui l’hiver québécois dès que la bise fut venue, préférant la Côte d’Azur, la Costa del Sol, la Floride, l’Arizona, la Californie ou la Baja California pour passer la saison froide. Tout palmier me paraissait plus séduisant qu’un érable qui a perdu ses feuilles d’automne. Tout cactus me semblait plus accueillant qu’un sapin chargé de neige. Si j’avais été fabriqué en Chine, ai-je écrit sur mon blogue il y a dix ans, je porterais une petite étiquette où l’on pourrait lire : « Ne supporte pas les températures inférieures à 10 degrés. Rapetisse quand il manque de soleil. Peut rétrécir et plisser sous la pluie. Devient maussade quand le temps est gris. »
Nous étions en Espagne, ma femme et moi, quand la Covid-19 a frappé, nous forçant à rentrer brusquement au pays de la CAQ. Mais à tout prendre, mieux valait être confiné à son appartement de Montréal que dans une chambre d’hôtel de Madrid, quitte à entendre notre premier ministre parler chaque jour des « aînés vulnérables ».
Depuis, nous ne sommes pas repartis. Que s’est-il passé ? Le premier hiver, on s’est dit que c’était trop tôt, le coronavirus se montrant encore menaçant. Pas question de se retrouver piégés dans un petit logement du Vieux-Nice. Le deuxième, on n’avait pas envie d’aller dans le sud de l’Europe quand la guerre rageait dans le nord. Le troisième, on rechigne à partir. Pourquoi ? Allez savoir ! Dans « Blanc », son nouveau récit de voyage, l’écrivain-aventurier Sylvain Tesson écrit que lorsque le goût de repartir disparaît, c’est qu’on a vieilli. Peut-être est-ce simplement ce qui nous arrive.
Nous avions songé un temps à visiter l’Europe, mais en train. Nous serions partis pendant des mois, voire une année entière, seulement avec nos sacs à dos, allant de ville en ville pour revisiter des lieux qui nous sont chers ou pour en découvrir de nouveaux. C’était un beau projet, qui nous rappelait notre road-trip de vingt mois en Amérique, de l’automne 2013 au printemps 2015. Mais à la réflexion, il m’a semblé que le temps était révolu de nous éloigner si longtemps de nos proches. Avec l’âge, ils nous sont devenus de plus en plus chers.
Nous passerons donc l’hiver au Québec pour la troisième fois d’affilée, mais pour la première fois à L’Île-des-Sœurs. L’automne a été si clément jusqu’ici que l’appréhension n’est, pour l’heure du moins, pas trop grande. Nous espérons que les sentiers enneigés des boisés de l’île nous feront oublier la douceur de la promenade des Anglais à Nice. Nous souhaitons que la beauté spectaculaire des aurores et des crépuscules dissipe la nostalgie des canyons de l’Arizona ou de l’Utah.
Ma frangine, qui est aussi ma voisine, m’assure aussi que de regarder la neige tomber pendant qu’on baigne voluptueusement dans le jacuzzi du Vistal, au rez-de-jardin, est quasiment paradisiaque. Peut-être y chanterai-je :
Ah ! que les temps s’abrègent
Viennent les vents et les neiges
Vienne l’hiver en manteau de froid
Vienne l’envers des étés du roi…