J’ai quitté Trois-Rivières en 1965 pour aller étudier à l’Université Laval. J’avais 20 ans. Je rêvais de ce départ depuis des années. Ma ville natale était conservatrice et homogène, à l’image du Québec de cette époque. Elle n’était pas facile à vivre pour un jeune intello révolté et athée. Être intello, c’était mal vu par un peu tout le monde. Être révolté n’était pas une qualité dans une ville où l’on se révoltait si peu et où l’idéal était de ressembler à son voisin. Enfin, être athée était une tare dans une cité encore dominée par le clergé. Je rêvais donc de quitter Trois-Rivières depuis des années. L’université était la clé de ma libération.
J’ai eu bien peur que mon évasion ne tombe à l’eau quand l’Université du Québec à Trois-Rivières, alors naissante, a décidé d’offrir la première année de la licence en Lettres. Le recteur de la faculté m’a même téléphoné pour me convaincre de m’y inscrire. Pour moi, c’était non, non et non ! Mais encore fallait-il en convaincre mon père, qui payait mes études. Et m’installer à Québec coûtait très cher. J’ai plaidé que l’Université Laval offrait des cours plus nombreux, plus variés et sans doute meilleurs. Ce qui était vrai. Mon père a accepté mon argumentaire et j’ai pu mettre le cap sur la capitale.
La grande question avait été non pas Québec ou Trois-Rivières, mais Québec ou Montréal ? Je ne me souviens pas d’avoir beaucoup hésité. J’avais rapidement choisi d’aller étudier à l’Université Laval. En toute logique, j’aurais pourtant dû choisir Montréal, la vraie grande ville, avec laquelle j’avais beaucoup plus d’affinités. D’autant que ma petite amie de l’époque y terminait son cours classique. Pourquoi alors avoir choisi la direction opposée ?
Il y a sans doute plusieurs raisons, plus ou moins conscientes. J’ai sans doute suivi mes amis, notamment Raymond, Denis et Lester, mes complices du journal étudiant, qui avaient choisi Québec. À l’époque, j’étais assurément un peu trouillard. Il n’est donc pas surprenant que j’aie opté pour leur présence rassurante. D’autant que ma petite amie était entourée de jeunes gens brillants et cultivés, qui m’impressionnaient beaucoup et auxquels je n’avais pas très envie d’être comparé. C’est ainsi que je me suis retrouvé à Québec plutôt qu’à Montréal.
Malgré tout, quitter Trois-Rivières était déjà un immense bonheur. Dieu que cette ville m’avait pesé au cours des dernières années ! Et puis Québec était une jolie cité, la plus belle sans doute de la province. Ce n’était pas la métropole, certes, mais c’était quand même une grande ville, comparée en tout cas à celle que je quittais. Je m’y suis donc amené avec beaucoup d’espoir en septembre 1965.
Mes parents avaient proposé de me conduire à Québec pour la rentrée. Denis et Jacques F., un élève du collège qui avait également opté pour les lettres, étaient du voyage. Nous nous sommes assis tous les trois sur la banquette arrière de la grosse Buick blanche à l’intérieur rouge. Il a fallu nous arrêter en route parce que Jacques, qui avait trop fêté la veille, a été malade. Je m’attendais à ce que mon père en soit mécontent, mais il s’est montré stoïque et même gentil.
Mes parents ont sans doute été rassurés en découvrant le sous-sol que Denis, Raymond, qui allait venir nous rejoindre, et moi avions loué à Sillery, près du campus. Rassurés sans doute aussi par la propriétaire, une veuve d’une cinquantaine d’années, qui allait veiller sur nous. Et de fait, il paraissait bien confortable ce sous-sol. On y trouvait trois chambres, un séjour avec table de ping-pong transformable en billard et une cuisine bien aménagée. Rien à redire. Et en prime, ce n’était pas cher.
C’est là que j’allais entreprendre ma nouvelle vie, ma vie rêvée. J’étais radieux.
J’ai vite déchanté. D’abord, la colocation a mal débuté entre Denis, Raymond et moi. Ou plus précisément entre Denis et Raymond. Il fallait se partager les chambres. J’avais tout de suite opté pour celle du milieu, que personne ne convoitait. Mes colocs voulaient tous deux celle du fond. Il a fallu tirer au sort. Denis a perdu. Je crois qu’il l’a mal pris. Dans les jours qui ont suivi, en tout cas, il s’était montré renfrogné. Puis à la fin du mois, il nous a annoncé son intention d’aller s’installer sur le campus. Il faut dire à sa décharge que l’atmosphère à l’appartement ne lui plaisait pas. Il nous trouvait lourds, Raymond et moi, et je peux le comprendre.
Cependant, là n’était pas le pire. J’ai tout de suite pris en grippe le campus de l’Université Laval. L’année précédente, la faculté de lettres était encore dans le Vieux-Québec, un très beau quartier que des générations d’étudiants avaient adoré. Mais en 1965, la faculté était allée rejoindre toutes les autres sur un immense terrain situé à Sainte-Foy, près des grands centres commerciaux. Un nouveau lieu, froid à tous les égards, peu hospitalier et sans vie, que j’ai rapidement surnommé La Steppe.
Je n’étais pas entiché non plus par notre quartier. À l’origine, j’avais envisagé d’habiter le Vieux-Québec, même si ma faculté n’y était plus. Mais le quartier historique m’avait finalement paru trop loin, d’autant que les transports en commun étaient déficients. C’est ainsi que nous en étions venus à nous installer près de l’université, à Sillery. En principe, c’était la plus jolie ville de l’agglomération. C’est vrai pour les secteurs qui longent le fleuve. Mais notre lotissement était composé de bungalows sans charme particulier. J’ai regretté rapidement ce choix.
Quant à l’appartement lui-même, il était certes confortable, mais la propriétaire était une femme de principes, surtout moraux. De surcroît, elle s’est révélée envahissante, autoritaire et peu commode. Pas question, notamment, de recevoir des filles dans sa maison. L’interdiction était aussi stricte que dans les résidences d’étudiants du campus et bien plus sévère que dans ma propre famille, que j’avais pourtant quittée pour être enfin plus libre.
Le quartier environnant n’était pas plus accueillant que le campus. Pas de bars, pas de cafés, encore moins de tavernes, pas de cinémas, pas de salles de spectacles, rien. Un désert. Bien sûr, on pouvait trouver dans le Vieux ce qui nous manquait tant. Mais c’était à l’autre bout de la ville. Les autobus étaient rares et le parcours était long. On y allait donc peu souvent. Le quartier historique était resté très beau, très européen avec ses remparts. Mais il avait perdu une partie de son âme avec le départ de l’université. Ce n’était pas encore ce centre touristique sans grand intérêt qu’il allait peu à peu devenir, dévasté par les chambres d’hôtes et les appartements loués par Airbnb, mais les germes du changement étaient déjà visibles.
Le pire toutefois, c’était la faculté de lettres. Dans mon âme d’adolescent romantique, j’avais imaginé cet endroit comme un incubateur de futurs écrivains, comme un haut lieu de passionnés de littérature, de peinture et de musique. Je m’étais imaginé en Zola discutant avec Mallarmé et Cézanne. Je découvrais une faculté infestée par les prêtres, les frères et les sœurs, venus chercher un diplôme avant la création des cégeps, ainsi que par des étudiants refusés en droit, en médecine ou en génie, qui s’étaient rabattus sur un département où l’on acceptait tout le monde. La plupart des étudiants n’écrivaient pas et ne rêvaient pas de le faire. Beaucoup ne lisaient même pas, exception faite des lectures obligatoires, et encore.
Je m’en étais aperçu dès l’étape du choix des cours. Il fallait rencontrer à tour de rôle le frère R., installé dans une salle de cours. C’était un homme gros et grand, plutôt aimable et néanmoins imposant. Il parlait d’une voix de stentor, de sorte qu’en attendant son tour on entendait très bien ses questions. Moi qui rêvais de faire de la radio, j’ai tout de suite été envoûté par la rondeur de sa voix et par la qualité de son français. Comme la faculté offrait un grand choix de certificats, le frère posait des questions pour mieux connaître les intérêts et les motivations des étudiants. Il devenait vite évident, en écoutant les réponses, que bien peu s’intéressaient vraiment à la littérature.
Dès le premier cours de littérature française, j’ai croisé l’abbé Cossette, qui était pion au séminaire Saint-Joseph. On l’appelait méchamment La Bécosse. Très athlétique, il était doué pour les sports. Mais à tort ou à raison, je le voyais mal comme mon confrère en lettres.
Bien sûr, rien ne nous obligeait plus à aller à la messe tous les jours et il n’y avait plus de cours de religion. De plus, la littérature n’était plus enseignée sous l’angle du catholicisme. Personne ne nous interdisait de lire des livres à l’Index. Nous pouvions lire ce qu’on voulait et penser ce que nous voulions. Pour moi qui avais craint d’être mis à la porte du séminaire Saint-Joseph en raison de mon athéisme, c’était un grand progrès. Reste que le religieux restait très présent, tant parmi les étudiants que parmi les professeurs. Parmi ces derniers, il me fallait supporter un prêtre, un religieux et une religieuse, laquelle portait encore la cornette. Sept années de cours classique ne m’avaient guère rendu tolérant, je dois le reconnaître.
Les cours étaient souvent donnés dans de grands auditoriums où l’on s’entassait par dizaines. Si au moins les professeurs avaient été intéressants. Mais peu pédagogues et plutôt distants, ils débitaient des généralités sans intérêt sur des écrivains que nous avions déjà étudiés au collège. Il fallait en effet se taper à nouveau les auteurs du Moyen-Âge, de la Renaissance et du siècle des Lumières. La littérature contemporaine, que je rêvais d’étudier depuis des années, on ne l’aborderait pas avec la troisième année, et encore, dans la seconde partie de l’année.
Ça, c’était pour la littérature française, celle qui m’intéressait le plus, pour ne pas dire exclusivement. Pour ce qui est de la littérature québécoise, qu’on appelait encore canadienne, elle était peu abondante dans les années 60. Et le menu qu’on nous proposait était plutôt indigeste. On y trouvait surtout des « classiques » du XIXe siècle, aussi pompeux qu’ennuyeux pour la plupart.
Heureusement, il y avait le certificat dit de français moderne, que j’avais intégré à ma licence libre et duquel, au départ, je n’attendais pas grand-chose. Mais à ma grande surprise, ces cours de grammaire, de stylistique, de lexicologie et de phonétique m’ont passionné. Au bout de quelques mois, ce fut même les seuls auxquels j’ai continué à assister. Pour la littérature, j’avais plutôt décidé d’étudier en lisant par moi-même les auteurs au programme. Les cours, de toute façon, ne m’apprenaient rien. Je lisais toutes les nuits jusqu’à 3 ou 4 h. J’adorais ces heures tranquilles dominées par le silence et l’obscurité. Je lisais les auteurs au programme, bien entendu, pour pouvoir réussir les examens. Mais je lisais surtout les romanciers du XIXe et du XXe siècle. Mes favoris étaient Camus, Proust, Balzac et Maupassant. Je faisais les travaux exigés et je ne me rendais à la fac que pour les cours de français.
Demain : Le premier hiver pénible